Quantcast
Channel: Photographie – Le sens des images
Viewing all 11 articles
Browse latest View live

Analyse d’une photographie : « La fille à la fleur » de Marc Riboud (1967)

$
0
0

L’analyse qui suit date de 2008 et a connu un certain succès. A l’époque je l’avais postée sur mon blog et depuis elle n’a pas cessé d’être reprise sur de nombreux sites, essentiellement par des enseignants à l’intention des élèves du secondaire – le plus souvent sans que mon nom soit mentionné…

Voici donc une photographie de presse vue et revue. Une image-symbole, une icône des sixties, une évocation emblématique de la génération hippie. Une jeune fille fait face à une rangée de soldat en armes avec, comme seule défense, une fleur à la main. Bien sûr l’événement a son importance et, selon toute vraisemblance, la jeune fille a parfaitement conscience de la portée symbolique de son geste. Mais cela ne suffit pas à justifier la notoriété de l’image. Des actions spectaculaires jouées devant les objectifs des journalistes il s’en joue beaucoup et souvent, mais très peu atteignent une telle perfection. L’intérêt spécifique de ce document n’est donc pas tant à chercher du côté du geste que dans l’image. Reste à définir comment cette photographie crée du sens. Autrement dit, comment le photographe – et non la manifestante – crée le symbole.

Guerre et paix

La légende nous dit qu’il s’agit d’une photographie prise en octobre 1967 à Washington D.C. à l’occasion d’une manifestation contre la guerre du Viêt-Nam. Première question qui se pose à nous : où sont les manifestants ? Ce qui nous est donné à voir ici c’est uniquement une jeune fille. Une jeune fille isolée par le choix du cadrage et celui de la focale qui règle la netteté sur le premier plan et plonge l’arrière-plan dans le flou. C’est bien sûr un choix assumé : de la sorte cette jeune fille va symboliser, par un effet de synecdoque (une partie pour le tout), l’ensemble des manifestants. Elle est donc censée être à l’image des autres pacifistes et les personnifier à elle seule. Remarquons que sa chemise bariolée à fleurs évoque la mode hippie, comme sa coiffure coupée court – donc anticonformiste – et son geste de recueillement qui connote la piété, le calme, la paix. En face d’elle une rangée de soldats casqués, habillés à l’identique – au point de se confondre et de ne faire qu’un – fusils pointés en avant. On reconnaît bien sûr ici les forces de l’ordre dont la mission est de contenir la manifestation et prévenir tout débordement. Relevons d’ores et déjà que si la jeune fille offre le visage du calme et de la sérénité, eux semblent définitivement sur la défensive. Leur gestuelle est sans ambigüité : baïonnettes en avant, prêts à charger, attitude agressive et belliqueuse en parfaite adéquation avec leur fonction de soldat. Aussi avons-nous ici en présence deux entités qui se font face et qui, ont l’a compris, incarnent deux positions antagonistes : pour et contre la guerre. Le point de vue du photographe semble a priori neutre puisque celui-ci se trouve sur la ligne de front et non dans l’un ou l’autre camp. Pourtant, nous allons le voir, ce qui fait la force de cette image c’est précisément son discours et son point de vue orienté résultant d’une composition parfaitement maîtrisée.

Oppositions frontales

Il est aisé de constater que cette photo est construite sur une opposition entre les signes situés à gauche et ceux situés à droite d’une verticale tracée au milieu de l’image. Opposition parfaite comme en témoignent les couples d’antithèses suivants : gauche/droite (passé/avenir), hommes/femme, pluriel/singulier, sombre/clair, horizontales/verticale, flou/net.  Au-delà, et par extrapolation, on constate qu’à l’association homme-arme-guerre répond l’antithèse femme-fleur-paix. Qu’à la violence des uns répond la non-violence de l’autre. Qu’au symbole phallique des baïonnettes répond la virginité de la fleur. D’un côté l’homme actif, de l’autre la femme passive. Impérialisme et résistance. Mort et vie. On le voit, rien ici n’est laissé au hasard. Ajoutons que si la jeune fille a un visage, les soldats, nombreux, identiques et anonymes, n’en n’ont pour ainsi dire pas. D’ailleurs la plupart sont flous et celui qui se trouve en face de la manifestante, et qui aurait dû avoir son visage net et en gros plan, demeure hors cadre.

Un symbole du « flower power »

Tout cela bien sûr participe de la symbolique. L’humain face à la machine de guerre. L’individu face à l’armée. L’amour face à la guerre. Le courage face à la force. David face à Goliath. Et dans ces cas de figure, la sympathie de l’observateur va toujours au plus faible, ce que Marc Riboud n’ignorait certainement pas. Comment alors rêver meilleure célébration du flower power. Ce visage de jeune fille, c’est le visage de la jeunesse contestataire des années 60. Un visage qui vaut mille manifestants. Une image surtout qui vaut mille discours. Woodstock, Martin Luther King et Imagine tout à la fois. Une image-symbole en somme, mais une image engagée aussi. D’où son succès à n’en pas douter.

© Régis Dubois 2008-2014 pour le texte

 

 



Analyse d’une photographie : “Felix, Gladys et Rover” d’Elliott Erwitt (1974)

$
0
0

Quelle drôle de photo ! Et quel chien étrange ! Voilà les premières réactions que peut susciter ce cliché tout à la fois étonnant, comique et bizarre. Il s’agit d’une photographie d’Elliott Erwitt qui s’est fait, entre autres, une spécialité d’immortaliser le meilleur ami de l’Homme (voir son livre Quelle vie de chien). Photographie singulière donc, au titre d’ailleurs tout aussi cocasse, qui tout à la fois amuse et surprend. Mais d’où nait cette « drôle étrangeté » ? Assurément du point de vue. Nous allons ainsi montrer que si cette image est comique et incongrue c’est certainement parce qu’elle parvient à réinventer notre regard d’humain sur le monde canin.

Confusions

Observons la scène. Que voit-on ? De gauche à droite : Deux pattes appartenant sans aucun doute à un gros chien, type dogue allemand (Felix, selon la légende). Deux jambes chaussées de bottes à talons, sans doute celles d’une femme (Gladys). Et un petit chien, Rover, qui nous observe. Notons d’ores et déjà que le chien de gauche est cadré de telle sorte que nous ne voyons que ses pattes avants. Ce choix crée, au premier regard, une certaine confusion. En effet, de par leur taille (imposante), leur texture (peau/cuir), leur position (alignée) et leur nombre (deux et non quatre), ces pattes se confondraient presque avec les jambes de la dame. Cette personnification de l’animal – ou cette anthropomorphisation – est bien sûr encore plus flagrante pour ce qui concerne le petit chien de droite. Celui-ci est habillé comme un être humain, ou plutôt comme un garçon, et nous apparaît pour le moins ridicule. Ses pattes minuscules, son strabisme divergeant, son bonnet à ponpon et son air interloqué amuse. On croirait le personnage presque sorti d’un film de Walt Disney. Il ne lui manque que la parole. Mais, au-delà de l’aspect cartoonesque et grotesque, il me semble que le rire naît aussi en grande partie de la gêne. Car ce cliché a la particularité de brouiller nos repères tant il joue sur la confusion. Confusion des rôles mais aussi des échelles.

Le grand et le petit

Tout d’abord ce qui surprend dans ce portrait c’est la cohabitation du très grand et du très petit. La construction géométrique de l’image fait la part belle aux quatre grandes verticales formées par les deux pattes et les deux jambes. Ces volumes contrastés et rectilignes connotent la force, la rigidité et le dynamisme. Ce sentiment de puissance est renforcé par le fait que tout le reste des corps reste hors-champs, suscitant ainsi vivement notre imagination (mais quelle taille font-ils ?). Cette impression de démesure est bien sûr créée par le fort contraste qui oppose Felix et Gladys d’un côté et Rover de l’autre. Ajoutons que le point de vue original au ras du sol brouille tout autant les repères scalaires. S’agit-il d’un gros plan ou d’un plan d’ensemble ? Tout dépend de qui l’on prend comme référence. L’Homme ou le chien Rover. Etant donné que c’est le petit chien qui est le sujet de la photo et qu’il est vêtu comme un homme, on comprend que la confusion ne fait qu’augmenter. C’est aussi pour cela que les deux autres personnages paraissent si grands. Tout ceci est pour le moins déconcertant. D’autant que le trouble, pour ne pas dire le malaise, naît aussi de la confusion des genres. En effet, ce qui peut se jouer ici, inconsciemment sans doute, c’est l’idée que Felix, le grand chien, et Gladys, la femme, forme un couple dont Rover, le petit chien, serait le rejeton. Vous me direz que c’est un peu osé, pourtant Rover n’est-il pas en quelque sorte – du fait de son accoutrement et de son air – un mélange de chien et de garçonnet. Et j’ajouterai qu’Erwitt joue sur cet amalgame en choisissant comme légende trois prénoms « humains » sans distinguer ceux des chiens et celui de la maîtresse.

Une vue de chien

Ainsi, ce qui surprend assurément c’est bien ce regard original que porte le photographe sur ce trio improbable. Un point de vue peu commun, qu’en tant que passant l’on adopte très rarement, et qui donne une toute autre mesure aux choses et aux êtres. Ce point de vue déconcertant c’est bien sûr celui d’un petit chien qui verrait le monde d’une façon bien différente de la notre. Ajoutons que cette « drôle étrangeté » naît aussi de l’atmosphère presque fantastique liée à la très petite profondeur de champ qui plonge l’essentiel de l’image dans le flou et, en partie, du malaise lié à une hypothétique relation zoophile. Tout ceci, on l’aura compris, n’est que le résultat d’un point de vue personnel dont la vocation est bien de réinventer le regard et la réalité. C’est, je crois, l’un des enjeux essentiels de l’art photographique.

Régis Dubois © lesensdesimages 2008

 

Analyse d’une photographie : “Derrière la gare Saint-Lazare” de Henri Cartier-Bresson (1932)

$
0
0

Une silhouette fugitive court au-dessus d’une grande flaque d’eau. Nous sommes en 1932 aux alentours de la gare Saint-Lazare. Cartier-Bresson était à l’affût pour immortaliser l’instant. Résultat : une photographie énigmatique et célébrissime. Mais pourquoi cette image figure-t-elle parmi les plus connues du photographe ? Qu’est-ce qui se joue ici dans cette image ? Et quel sens donner à cette scène ? C’est ce que nous allons tenter d’élucider en montrant comment à travers l’irruption de la poésie dans une scène de la vie quotidienne Cartier-Bresson illustre la spécificité du médium photographique, à savoir le fameux « instant décisif ».

Une scène de la vie quotidienne

Ce dont il s’agit d’abord ici c’est d’un décor : les abords de la gare Saint-Lazare à Paris. Un paysage urbain plutôt triste. Le ciel est gris, le sol est inondé, sans doute à la suite d’une lourde averse. La chaussée est encombrée de détritus : amas de pierres, tas de boue, échelle, poutres, tuyaux, brouette… Sans doute l’endroit est-il en travaux. Et puis il y a cette grille qui barre l’image sur toute sa largeur, séparant la gare de la rue. Ce symbole carcéral ne fait qu’ajouter à la morosité de la scène et à l’atmosphère maussade. Tout ça est triste comme une prison en hiver. D’autant que derrière les barreaux se tient une silhouette statique qui semble observer l’homme qui court au premier plan. L’un parait enfermé, emprisonné, quand l’autre semble littéralement voler et s’échapper hors du champ, sauter hors du cadre de la photographie. Et d’ailleurs qui est cet homme qui court et où va-t-il ? Une silhouette sombre, un corps en mouvement photographié en contre-jour, un monsieur sans aucun doute puisqu’il est coiffé d’un chapeau, un quidam en somme, un passant pressé certainement. Peut-être court-il vers son train ? Peu importe. Ce qui frappe c’est l’aspect surréaliste de la scène avec cette impression étonnante : le passant paraît marcher sur l’eau ! Et quel chemin a-t-il emprunté ? S’est-il servi de l’échelle posée à même le sol comme d’un tremplin ou a-t-il déjà fait plusieurs enjambées dans la flaque comme semblent en témoigner les cercles et demi-cercles au bas de l’image, semblables à des ondes laissées par une pierre qui aurait ricoché à la surface ?

Le double

C’est en cela que l’image nous résiste. Et puis elle est belle. Beauté du noir et blanc, du clair-obscur, de la composition avec ses lignes verticales et ses horizontales. D’ailleurs Baudelaire ne disait-il pas « ce qui est beau est toujours bizarre » ? Mais surtout il y a le reflet dans l’eau. Cette eau qui occupe plus de la moitié du champ et qui transforme une action anodine en tableau évanescent, poétique et magique. C’est un peu comme si l’homme marchait dans le ciel. Donc volait. Un peu comme si il courait sur la glace ou sur un miroir. Et j’en viens alors à l’un des thèmes principaux de cette photographie : le double. Le double parfait du sujet et de son ombre. L’un comme l’autre sont flous et sombres donc jumeaux. Double encore avec le personnage posté derrière la grille. Jumeau lui aussi mais statique, comme envieux du premier qui court. Notons que lui aussi a droit à son ombre. Double enfin avec cette affiche au fond à gauche qui représente la silhouette d’une danseuse en plein saut et qui rappelle – même si elle va dans la direction opposée – notre passant pressé. Il fallait avoir un sacré coup d’œil pour, en un dixième de seconde, faire le lien entre la gymnaste sur l’affiche et le passant dans la rue et ainsi mettre en abîme cette envolée vers le hors-champ. Mise en abîme car le saut est répété en tout six fois, puisque figurent deux affiches et leurs reflets. Ainsi, chaque objet a-t-il un double dans l’eau. Cette eau qui semble figurer un monde parallèle où la vie quotidienne, banale et triste, prend des allures de monde enchanté et irrationnel, synonyme de liberté, de rêve, d’évasion. Auquel cas l’homme statique et le passant ne serait qu’un seul et même individu. L’un appartenant au monde physique. L’autre au monde des songes.

L’instant décisif

Au-delà de cette irruption de la poésie dans une banale scène de la vie quotidienne, ce qui fait la force aussi de cette photographie c’est son programme. Cartier-Bresson est en effet connu pour son concept « d’instant décisif » dont il a souvent illustré la justesse. Car ce qui fait la spécificité de la photographie sur tous les autres arts, c’est la notion d’instant. Or ici nous en avons une illustration parfaite. Le photographe a littéralement immortalisé une action en plein vol. Il a suspendu pour l’éternité le saut de ce passant. De la sorte, il a aussi arrêté le temps, comme nous le rappelle l’horloge de la gare située en arrière-plan à gauche. Et ceci est d’autant plus frappant que l’action stoppée est reproduite en six exemplaires comme pour mieux la figer pour toujours.

C’est toute la richesse de la photographie : donner à voir l’invisible, arrêter le cours du temps et transformer le quotidien ennuyeux en un éternel émerveillement.

Régis Dubois © lesensdesimages 2008

Analyse d’une photographie : “Downtown New York” de Henri Cartier-Bresson (1947)

$
0
0

Un homme est assis à même le sol dans une ruelle sombre, seul face à un chat. Henri Cartier-Bresson a intitulé cette photographie « Downtown New York » (centre de New York). Il aurait pu la titrer « une ruelle sombre de New York » ou « une âme perdue dans New-York ». Or, il a choisi une autre légende qui nous oblige à voir dans cette scène une évocation de la ville et un symbole. Et c’est ainsi qu’il faut lire ce portrait. Le photographe propose ici sa vision de New York et, de la sorte, délivre un point de vue subjectif, un commentaire personnel, loin des images touristiques habituelles sur la « grosse pomme ». Nous allons ainsi voir comment, à travers l’évocation du gigantisme de la ville et la solitude d’un homme, Cartier-Bresson brosse un portrait critique de la société moderne.

La ville debout

Le sujet évoqué est donc New-York. Pour illustrer ce paysage urbain, le photographe a choisi un format portrait. Ce cadrage a au moins deux incidences. D’une part de littéralement « dresser un portrait » de la ville, de montrer pour ainsi dire son vrai visage. D’autre part de mettre en valeur les lignes verticales de la composition qui répondent au format vertical de la photographie. L’espace ainsi délimité est entièrement dominé par les verticales, dessinées notamment par les arrêtes des murs et les masses sombres qui occupent presque les deux-tiers de l’image. Cette verticalité omniprésente évoque bien évidemment la hauteur des buildings, véritable symbole de « la ville debout ». Elle connote aussi son dynamisme, sa virilité et sa puissance. L’effet de grandeur est d’autant plus frappant que le photographe a placé dans son cadre une figure humaine comme pour donner une échelle de grandeur à ce décor, un point de comparaison. Et l’effet est saisissant. L’homme, assis et recroquevillé, a l’air littéralement écrasé par l’immensité des immeubles environnants. Ajoutons que si celui-ci est cadré en plongée, les buildings eux sont photographiés en contre-plongée, point de vue qui accroit leur démesure. Enfin, le fait qu’ils dépassent le cadre de l’image, ajouté à la dynamique ascendante des verticales, semble indiquer que leur hauteur est infinie, inatteignable. De la même façon, le fait que ces tours soient présentes au premier comme en arrière plan nous suggère qu’elles se dressent à perte de vue. C’est donc bien la géométrie de la composition qui donne à ce paysage urbain cette impression de gigantisme et de domination. Bien sûr ces adjectifs collent parfaitement à l’image de New-York, mégapole moderne hors-norme et capitale financière des Etats-Unis et, pour ainsi dire, de tout le monde occidental. Rappelons que l’hégémonie économique américaine date justement de l’après-guerre, époque à laquelle a été prise cette photographie.

 

 

Solitude

Cela dit, l’image n’est pas triomphante. Une atmosphère sinistre l’imprègne, sans doute due à l’obscurité dans laquelle est plongée la scène au premier plan. Comme si Cartier-Bresson avait voulu illustrer l’envers du décor, le côté sombre de la carte postale. Car il y a bien une ombre au tableau, comme semble le suggérer la posture de l’homme assis sur le bitume parmi les détritus. Et d’ailleurs qui est ce personnage ? Un sans-abri ? Un ivrogne ? Certainement un homme seul, abattu et qui, semble-t-il, n’a trouvé comme seul compagnon qu’un chat de gouttière, un animal abandonné et égaré dans l’immensité de ce labyrinthe urbain. D’ailleurs, si la scène a quelque chose d’attendrissant, c’est bien que l’homme et l’animal semble s’observer comme dans un miroir. Ils paraissent se reconnaître et partager le même sort. C’est le seul aspect un peu positif et poétique de l’image. Celui d’ailleurs qui accroche d’abord l’intérêt de l’observateur. Et pour cause, toutes les lignes de force de cette composition centripète tendent vers ce duo improbable. Il n’en reste pas moins que la scène comporte des accents tragiques. L’homme comme l’animal évoquent la solitude et l’abandon, voire la déchéance.

 

 

Et ce ne sont pas là les seuls signes négatifs véhiculés par l’image. Les murs de briques et les barreaux aux fenêtres évoquent la prison et l’enfermement. L’arrière plan suggère, comme nous l’avons vu, des buildings à perte de vue qui bouchent littéralement l’horizon. La rue elle-même est bouchée, bloquée par un camion de livraison en stationnement. Jusqu’à l’échelle, symbole habituellement positif, qui reste inatteignable et ne mène nulle part. Tout ceci comme pour dire que le personnage n’a aucune échappatoire. Toutes les issues sont bloquées et l’homme est condamné à l’étouffement. Vous m’accorderez que c’est une vision peu reluisante de la capitale moderne du monde libre.

L’envers du décor

Alors quelle conclusion en tirer ? Il semblerait que Cartier-Bresson ait choisi de montrer un autre visage de New-York allant à l’encontre des images d’Epinal des trente glorieuses vantant les mérites de « l’american way of life ». Avant William Klein (New York en 1956) ou Robert Frank (Les Américains en 1959), c’est l’envers du décor, triste et sordide des laissés-pour-compte de l’Amérique, que le photographe a choisi d’illustrer, non sans poésie et avec un talent certain. Au-delà, c’est peut-être la solitude de l’homme dans la société moderne dont il est question ici. Et pourquoi pas la solitude de l’artiste, auquel cas il s’agirait d’un autoportrait caché.

Régis Dubois © lesensdesimages 2008

Analyser une photo : « The Kid » (1921)

$
0
0

Photo de plateau de The Kid (1921) de Charlie Chaplin

Cette photo publicitaire anonyme représentant Charlot (Charlie Chaplin) et le Kid (Jackie Coogan) est l’une des plus célèbres associées à l’œuvre du cinéaste. Sans doute parce qu’elle évoque l’un des meilleurs films de l’auteur – son premier long intitulé The Kid sorti en 1921 – mais aussi, assurément, parce qu’elle nous émeut, en dehors de toute référence au film, par sa puissance visuelle universelle évoquant tout à la fois la pauvreté, l’enfance et la paternité.

Un décor à la Dickens

Dès sa deuxième apparition à l’écran en 1914 Chaplin crée son personnage emblématique du vagabond Charlot qu’il n’aura de cesse d’interpréter jusqu’en 1940. Le coup de génie tient à peu de chose : un chapeau melon trop petit, un veston trop serré, des pantalons trop larges et des chaussures trop grandes, sans oublier la fameuse moustache en brosse, la démarche en canard et la canne aristocratique, et voilà esquissée la silhouette la plus célèbre du XXe siècle. Que ce personnage ait été un clochard n’est bien sûr pas étranger à son succès. En se situant au plus bas de l’échelle sociale, Charlot ne pouvait que susciter la sympathie de tous, du prolo au bourgeois, du simple fait qu’il ne menace personne et suscite plutôt une tendre compassion – même si Chaplin s’est toujours gardé de tomber dans le misérabilisme. Il n’empêche tous les signes présents dans cette image renvoient à la pauvreté : les godasses usées ou trouées, les pantalons déchirés et rafistolés, les vêtements à la propreté douteuse et jusqu’aux doigts sales du kid. Sans compter le décor (construit en studio) avec ses murs grossiers et noircis, sa porte bricolée et son pavé jonché de détritus. Au bas de la marche, on peut même remarquer un trou de souris qui évoque par analogie l’entrée de l’immeuble, véritable « trou à rats » où logent les deux personnages.

 

 

Tel père, tel fils

The Kid occupe une place à part dans l’œuvre de Chaplin dans la mesure où, en racontant l’histoire d’un orphelin recueilli par Charlot, le cinéaste revit en quelque sorte sa propre enfance pauvre dans les faubourgs miséreux de Londres. Or justement ce qui fonctionne dans cette photo c’est l’effet de double, comme si le kid incarnait une sorte de Charlot miniature. On le devine dans la tenue du gosse mais aussi dans sa posture (mains croisées/bras croisés) renvoyant au mimétisme inconscient de l’enfant qui fait tout comme son père, et jusqu’au regard quelque peu frondeur que sa casquette à la Gavroche accentue (et qui rappelle bien sûr le caractère espiègle de Charlot). Il me semble ainsi que l’essentiel du succès de cette photo tient à cet effet de miroir attendrissant, symétrie presque parfaite que soulignent les diverses verticales et l’encadrement de la porte.

 

 

Le regard caméra

Remarquons maintenant que le kid regarde vers un hors-champ situé à droite de l’image alors que Charlot regarde lui fixement l’objectif. De la sorte il capte toute notre attention, d’autant plus que les yeux de Chaplin se situent sur une ligne de force (une diagonale) et que son visage blanchi se détache parfaitement du fond noir qui l’encadre. Ce « regard-caméra » est pour ainsi dire la marque de fabrique de Charlot-Chaplin qui l’utilisera fréquemment dans ses films pour créer une connivence avec le spectateur qu’il prend à témoin. Mais ici, ce regard semble plus profond qu’habituellement, plus grave. Chaplin paraît nous dire quelque chose, une chose que le kid qui regarde nonchalamment ailleurs semble lui ignorer. Peut-être qu’ici, le temps d’une pause entre deux prises, Charlie ne joue plus la comédie mais se souvient : le père alcoolique absent, la mère instable régulièrement internée, la précarité, la faim, la débrouille…

 

 

Un regard photographié en légère contre-plongée qui semble nous juger ou du moins nous interpeller en nous prenant à partie. On le sait, chez ce génie du 7eme Art, la tragédie côtoie constamment la comédie. Et c’est bien là tout le talent de Chaplin que ne pas limiter son expression à la seule farce burlesque mais de toujours mêler le gag à la réflexion (qu’on songe aux Temps Modernes ou au Dictateur). Un regard franc surtout où l’on devine une forme de fierté, comme une revendication. Charlot, malgré son extrême pauvreté, ne détourne pas les yeux mais regarde droit devant lui, fier de ce qu’il est, un damné de la terre peut-être mais aussi un père épanoui. Quant au Chaplin millionnaire, on sait qu’il ne renia jamais ses origines et cette photo-vérité de Charlot-Chaplin est là pour le rappeler.

© Régis Dubois 2014 pour le texte

 

 

 

 

Presse & islamophobie : qu’en est-il ?

$
0
0

Le 8 janvier 2015, le lendemain de l’attentat terroriste contre Charlie Hebdo, Valeurs Actuelles titrait « Peur sur la France » en référence au roman de Houellebecq Soumission. Le numéro avait été bouclé la veille des assassinats (1).

Le message, bien qu’un peu brouillé (un niqab bleu, blanc rouge ?), est pourtant clair dans ses grandes lignes : l’islam constituerait une menace pour la France (2).

Le problème c’est que cette Une qui fait le lien entre islam, niqab et peur est loin d’être isolée. En recherchant sur Internet des couvertures de magazines consacrées à « l’islam » et/ou aux « musulmans » j’ai pu en trouver 35 parues au cours des quinze dernières années. Constat : plus de la moitié d’entre elles donne une image négative de l’islam et des musulmans (voir liste annexe) – étant bien entendu que je ne parle même pas ici des Unes évoquant « l’islamisme » ou le « djihad ».

Alors bien sûr je ne prétends pas à l’exhaustivité (il faudrait pour cela une recherche approfondie), mais j’imagine que c’est un échantillon assez représentatif des Unes sur le sujet de la presse d’opinion française qu’on a le plus l’occasion de voir dans nos kiosques. Observons maintenant ce qu’il en est de plus près :

 

ISLAM -> VIOLENCE, PEUR, DANGER

Voici six Unes (cliquez dessus pour agrandir) parues entre 2006 et 2013, faisant leurs gros titres sur l’islam et qui, à l’instar de celle de Valeurs Actuelles sortie la semaine dernière, associent le mot « islam » à une menace : « violence », « dérangent », « peur », « peur », « danger », « peur ».

 

 

Du côté des images on remarquera que les symboles présentés comme menaçants sont d’une part le barbu (2 fois), de l’autre le voile (2 fois) mais aussi la mosquée.

 

ISLAM <—> ISLAMISME

Autre observation intéressante, ce glissement sémantique qui s’opère durant la période 2009-2015 entre les mots « islam radical » et « islam » tout court, via le symbole du voile.

Dans la première (2009) l’adjectif « radical » permet encore d’éviter l’amalgame, mais dès la seconde (2012) la confusion est permise (même si le titre évoque un islam en particulier, « cet islam », à chacun d’interpréter…). Enfin dans le dernier cas, plus aucune précaution n’est prise puisqu’on associe le mot « islam » au niqab. Remarquons que ce glissement s’opère via le motif de la femme intégralement voilée qui fait office de synecdoque pour illustrer symboliquement l’islam.

 

NIQAB / BURQA : UN MOTIF RECCURENT

Il est d’ailleurs surprenant de constater le succès de ces motifs que sont le niqab et la burqa dans les Unes de nos magazines, surtout quand on sait que moins de 0,8% des femmes musulmanes en portent en France (3). Et que donc 99,2 % n’en portent pas…

Bien sûr ce symbole sensationnaliste reste toujours associé à des formules négatives (« ce qu’on ne peut plus accepter », « dialogues de sourds », « ce qu’on ne dit pas », « sans gêne », « l’invasion qu’on cache »…).


ISLAM -> IMMIGRATION, INVASION

Autre dérive notoire, ce raccourci qu’empruntent plusieurs Unes entre « islam » et « immigration » via des symboles qui permettent de ne pas prononcer la chose tout en la signifiant.

 

 

Plusieurs symboles nationaux (cocarde tricolore, Marianne, Arc de Triomphe) se retrouvent ainsi « accaparés » par des symboles arabo-musulmans (voile islamique, croissant musulman, drapeau algérien) le tout associé à un champ lexical virulent : « piégée », « invasion », « notre identité menacée ».

Le tour de force réside ici encore sur des analogies qui, à coups de symboles, créent des liens – comme s’il s’agissait d’une évidence – entre « islam » et « immigration problématique », comme en atteste la formule les « banlieues de l’islam » (2003) ou cette photo d’une femme en niqab se rendant aux allocations familiales avec son enfant pour illustrer le titre « le vrai coût de l’immigration » (2012). Voilà comment on passe de l’idée « d’islam » à celle « d’immigration » puis « d’invasion » et enfin de « Grand Remplacement ».

 

COMPRENDRE L’ISLAM

Il convient cependant de nuancer notre propos pour ne pas laisser penser que toute la presse française verse dans le sensationnalisme et l’amalgame. Nombreuses sont les Unes qui offrent de l’islam et des musulmans une image positive, du moins neutre (presque la moitié de notre échantillon initial avec les mots « islam » ou « musulman »).

 

 

Notons ici, à travers ces dix exemples, l’absence de niqab, la forte présence des écritures & livres (6 sur 10) et la prédominance de la jeunesse, ainsi qu’un champ lexical mélioratif (« comprendre », « vérité », « penseur », « réformer », « cœur », « épopée », « vrai »), autant de signes positifs associés au mot « islam ».

Mais une étude quantitative (nombre de magazines vendus) et qualitative (qui les lit, visibilité dans les kiosques, campagnes d’affichage) nous permettrait de vérifier si l’impact négatif des Unes comme celles de Valeurs Actuelles, de l’Express ou du Point peuvent réellement être contrebalancées par celles, plus positives, de L’Obs, de Politis ou du Courrier international. (4)

© Régis Dubois 2015

 

ANNEXE :

2000-2014 : « islam » & « musulman » dans la presse française en 35 Unes

« Comprendre l’Islam : si loin, si proche », Télérama HS, 2000

« Islam et démocratie : équation impossible ? », Courrier international, 11/05/2000

« Juifs et Musulmans : cette tragédie qui les rend fous », Marianne, 5/08/2002

« L’islam est-il soluble dans la démocratie ? », Courrier international, 14/11/2002

« Heureux comme les Musulmans en Europe ? », Courrier international, 24/01/2002

« Les Arabes : de la Mecque aux banlieues de l’Islam », L’Histoire numéro spécial, janvier 2003

« La vérité sur l’islam », L’Histoire, 2003

« Islam : le terroriste, le despote et le démocrate », Courrier international, 1/06/2003

« Monde musulman : les femmes s’affirment », Courrier international, 1/11/2003

« Les nouveaux penseurs de l’islam », Nouvel Observateur, 2004

« La laïcité face à l’islam : ce qu’on ne doit plus accepter, ce qu’il reste à faire », Figaro magazine, 19 février 2005.

« Croisades : Chrétiens contre Musulmans », Historia thématique HS, 1/06/2005

« Les textes fondamentaux de la pensée en islam », Le Point HS, nov-déc. 2005

« L’islam et le Coran : un livre, des religions, des empires », Les collections de L’Histoire, janv-mars 2006

« Réformer l’islam », Courrier international, 4 mai 2006

« Violence et islam : le débat après le discours de Benoît XVI », Courrier international, 21/09/2006

« Islam-Occident : dialogues de sourds », Courrier international, 1/02/2007

« Islam : les vérités qui dérangent », L’Express, 12/06/2008

«  L’Occident face à l’Islam », L’Express, 30 octobre 2008,

«  Enquête sur l’islam radical en France », Figaro magazine, 7/11/2009

« La France et ses musulmans : Qui sont-ils ? -Pratiquants, croyants, laïques ; L’islam et la République », Nouvel Observateur, 17/12/2009,

« Voyage au cœur de l’islam », Politis, 14/04/2010

« L’Amérique et l’islam : entre islamophobie et intégration », Courrier international, 9/09/2010

« L’implosion de l’islam : pourquoi chiites et sunnites se font la guerre », Courrier international,  18/11/2010

« Pourquoi l’islam fait peur aux Français », Valeurs actuelles, 20 janvier 2011

« France-Europe : pourquoi l’Islam fait peur », Marianne, 14 mai 2011

« L’épopée de l’islam : de Mahomet aux révolutions arabes d’aujourd’hui », Geo Histoire HS, mai-juin 2011

« Comment l’islam va changer la France et l’Europe », Valeurs actuelles, 6 octobre 2011

« La peur de l’islam », L’Express, 26 septembre 2012

« Cet islam sans gêne », Le Point, 1er novembre 2012

« L’islam : faits et mythes », Le Point références, mars-avril 2013

« Islam : le danger communautariste », L’Express, 9 octobre 2013

« La colère des musulmans : islamistes ? Non merci ! », Courrier international, 24 octobre 2013

« Ces Chrétiens face à l’islam », Figaro magazine, 20 décembre 2013

« L’islam vrai », Le Monde des religions, mars-avril 2014

 

NOTES :

(1) cf. vidéo du directeur de rédaction de VA, posté sur son site le vendredi 9 janvier 2015.

(2) 4 ensembles de signes se répondent ici : 1) la francité (« France », couleurs bleu, blanc, rouge), 2) l’islam (« Islam », niqab), 3) la menace (« peur », regard en biais), 4) la dissimulation (visage caché, corps hors-champ, « et si Houellebecq avait raison ? » = sous-entendu : la France devra-t-elle se soumettre à l’islam comme le prédit Houellebecq dans son roman d’anticipation).

(3) « Moins de 400 musulmanes, 367 précisément, porteraient en France le voile intégral aussi appelé niqab ou burqa, selon une note de la sous-direction de l’information générale (SDIG), a-t-on indiqué au ministère de l’Intérieur mercredi 29 juillet, confirmant une information publiée dans le Monde daté de jeudi. » (NouvelObs.com, 30/07/2009) ; « Quelque 2 000 femmes porteraient la burqa en France. Le chiffre apparaît dans un rapport sur l’islam, rédigé cet été par la sous-direction de l’information générale du ministère de l’Intérieur et resté confidentiel. » (LeFigaro.fr, 09/09/2009). On estime entre 4 et 6 millions le nombre de Musulmans en France en 2010 dont un tiers seulement se déclareraient croyants et pratiquants (wikipedia). En coupant la poire en deux et en comptant 5 millions de Musulmans, dont 2,5 millions de femmes, si 2000 portent effectivement le niqab, cela ne représente que 0,08 % (chiffres de 2009-2010).

(4) Pour ce qui est de la quantité, on peut déjà se faire une idée approximative en comparant les moyennes mensuelles des ventes des hebdomadaires évoqués : Valeurs actuelles (108 000) + Le Point (427 000) + L’Express (433 000) soit environ 968 000 exemplaires / L’Obs (anciennement Le Nouvel Observateur jusqu’en oct 2014 – 519 000) + Politis (30 000) + Courrier International (212 000) soit environ 761 000 exemplaires (sources : wikipedia + ojd.com).

Le mystère Ed Feingersh

$
0
0

Combien sont-ils ces photographes talentueux restés anonymes toute leur vie ou ayant sombré dans l’oubli après leur mort ? On a encore à l’esprit l’histoire étonnante de Vivian Maier qui ne prenait même pas la peine de développer ses négatifs qu’elle entassait méticuleusement dans une malle qu’un chineur chanceux découvrit par hasard en 2007. Depuis, grâce à un film-enquête (A la recherche de Vivian Maier, 2014), la mystérieuse baby-sitter connaît une gloire posthume bien méritée. Mais son cas n’est pas unique, car avant elle il y eut aussi Ed Feingersh qui, si l’on en croit Adrien Gombeaud, auteur du livre-enquête Une Blonde à Manhattan, fut un photojournaliste renommé avant sa disparition prématurée en 1961 qui précipita son oubli.

 

 

Comme dans le cas de Maier c’est tout à fait par hasard qu’un lot d’une centaine de ses négatifs furent découvert en 1985 dans un hangar de Brooklyn. Cent négatifs c’est peu – surtout que c’est, semble-t-il, tout ce qu’il reste de son œuvre – mais il ne s’agit pas de n’importe quelles photos. Elles ont été prises en 1955 à l’occasion d’un reportage commandé par le magazine Redbook sur la nouvelle vie de Marilyn Monroe fraîchement installée à New-York et bien décidée à prendre sa vie en main et à casser son image de blonde potiche (c’est l’époque où elle prend des cours à l’Actor Studio et se met à fréquenter Arthur Miller). Feingersh, dont beaucoup appréciaient le talent et l’originalité, et notamment le sens de la spontanéité, fut considéré comme la personne idéale pour photographier la « nouvelle Marilyn ».

 

 

Résultat : des photos pleines de vie, de fraîcheur et de mouvement, parfois légèrement floues, décadrées ou sombres – à la manière de ce que faisaient à la même époque Robert Frank ou William Klein – et qui nous montrent une Marilyn aux antipodes de la bimbo glamour que le public avait jusqu’alors l’habitude d’admirer : une femme sans fard, sans bijoux, un livre à la main ou une clope aux lèvres, qui erre dans Manhattan, prend le métro (ce qu’elle n’avait jamais fait), traîne dans sa chambre d’hôtel ou embrasse d’un regard rêveur l’immensité de la ville du haut de son balcon. Aussi ne peut-on, à la vue de ces rares clichés saisissants, que regretter la disparition de tous les autres que le photographe a pris durant sa courte carrière.

 

 

Mais comment est-ce possible ? Comment un photographe de renom tel que Feingersh (à en croire en tout cas ce qu’en dit Gombeaud dans son livre) a-t-il pu être effacé de la mémoire collective. Il n’a même pas droit à un article sur Wikipedia, c’est dire… Et comment se fait-il qu’à part les négatifs de ces cinq jours de reportage, aucune autre photo de lui n’ait survécu ? C’est un mystère.

 

 

Bon il faut dire aussi que Feingersh, qui brulait la vie par les deux bouts, ne se soucia jamais d’archiver ses négatifs. Sans doute n’avait-il pas la prétention d’être un artiste mais tout juste un pigiste qui, une fois les photos publiées, passait à autre chose. D’aucun diront aussi qu’il manquait de confiance en lui, et c’est sans doute cela qui le tua et le fit sombrer dans l’oubli. Car, à l’image de son célèbre modèle blonde-platine, Ed trainait de vieux démons qu’il avait ramenés de la guerre (alors qu’il était GI, il fut traumatisé par la découverte des camps de concentrations en Allemagne) et cultivait depuis un attrait immodéré pour la vodka. Et comme Marilyn, mais avec un an d’avance, il fut victime des  barbituriques avant sa quarantième année.

 

 

Ne restent aujourd’hui que ces dizaines de photos émouvantes, précieux témoignage d’une époque et d’une rencontre, celle de deux âmes égarées, réunies par le plus grand des hasards l’espace de cinq jours, dans Manhattan, et qui chacun, à leur manière, vivaient sans doute là leurs plus belles heures… avant leur déchéance prochaine.

> A lire :  Une blonde à Manhattan d’Adrien Gombeaud (Le Serpent à plumes, 216 p., 2011 – poche 10/18 2012)

RD

 

[ci-dessous] Reportage photos d’Ed Feingersh « La Marilyn Monroe que vous n’avez jamais vue » paru dans les pages de Redbook en juillet 1955.

 

Les histoires de vies derrière « Tulsa » de Larry Clark (1971)

$
0
0

Tulsa m’a toujours fasciné depuis que j’ai découvert sa cinquantaine de clichés noir & blanc à l’occasion de l’exposition qui lui fut consacrée à la Maison Européenne de la Photographie à Paris en 2008-2009. A l’époque, pour pouvoir acquérir le livre, j’ai dû le commander sur Internet à un moment où il était encore disponible à un prix raisonnable (dans sa quatrième et dernière édition américaine datant de 2000). Aujourd’hui, comme lors de sa première parution en 1971, l’ouvrage est épuisé et reste difficile à trouver. Ce qui, bien entendu, en plus du parfum licencieux qui l’entoure, ajoute encore à cette fascination qu’il exerce depuis maintenant près de cinquante ans d’une génération sur l’autre.

Alors pourquoi une telle attirance pour des images aussi glauques qui dépeignent la descente aux enfers d’une bande de white trashs réunis par la fatalité de l’ennui, le goût de la drogue et la fascination pour les armes à feu ? Par réflexe voyeuriste sans aucun doute, mais aussi pour la fulgurance du témoignage d’un réalisme et d’une vérité que l’histoire de la photographie ne donne pas tant l’occasion de côtoyer. Et puis il se dégage de ces clichés une beauté sauvage et brutale, inquiétante et grisante, celle de post-ados jeunes et beaux, désinvoltes et inconscients, bientôt rattrapés par la mort qui plane sur eux et sur tout le livre. C’est sans doute la première fois qu’un album-photos pose un regard aussi cru sur l’envers du rêve américain, sur ce moment décisif où l’utopie des sixties a inexorablement basculé vers le cauchemar et la déchéance des seventies. Prises en deux temps, en 1963 et en 1971, ces photos d’anonymes du Midwest offrent ainsi un raccourci stupéfiant de l’histoire des turbulentes années 60 qui mènent des Beach Boys à Charles Manson et de la beatlemania à la disparition scabreuse des Hendrix, Joplin et Morrison. Tout cela est présent dans Tulsa, à travers les symboles de l’innocence (portrait du Christ, drapeau étoilé, posters hippies) et les motifs morbides (armes à feu, seringues, cercueil). Et puis il y a ces quelques rares légendes, deux patronymes, trois dates et le mot « mort » qui revient à plusieurs reprises.

A force de regarder ces photos, et par recoupements, j’en suis venu à vouloir en savoir plus sur la vie des protagonistes de Tulsa. On sait que Larry Clark avait alors 20 ans en 1963. Que depuis 1959 il s’injectait des amphétamines comme ses potes qu’il photographiait. Et que depuis il est devenu un cinéaste de renom. Mais que sait-on des deux autres protagonistes nommés au début du livre, David Roper et Billy Man ? Et qui sont tous les autres ?

 

Billy Mann (1963)

 

Billy Mann

Billy Joe Mann est le gars au flingue qui orne la couverture de Tulsa. Cette même photo est reproduite à l’intérieur avec la légende « dead 1970 ». On trouve d’autres clichés de lui dans Tulsa, pris en 1963, deux où il se trouve dans une voiture, une où il est photographié à travers un pare-brise éclaté et une autre enfin où il est allongé sur un lit et fume une cigarette avec un bébé sur le ventre qui regarde l’objectif. En faisant des recherches sur Internet je suis tombé sur un témoignage émouvant de sa fille Shantelle Jennings, née en 1963, qui a passé de longues années à enquêter sur ses parents disparus (1). Elle nous apprend que Billy était un voyou, un voleur et un dealer, qu’il braqua sa première voiture en 1956 à l’âge de 13 ans, puis intégra le corps des Marines en 1960 pour échapper à la justice (pour conduite en état d’ivresse), mais ne passera qu’un an sous les drapeaux, et la plupart du temps au cachot, avant de comparaitre devant une cour martiale. C’était un mari violent qui battait sa femme et ramenait ses maitresses à la maison. C’est l’une d’elles qui le découvra mort des suites d’une overdose au Demerol (un substitut de l’héroïne) en 1970.

 

Billy Mann (1963)

 

Deanna Mann

Toujours dans ce même article paru en 2012 Shantelle évoque aussi sa mère, dont un portrait figure dans Tulsa, une jeune mexicaine de 19 ans l’air hébété, le regard las, portrait sous lequel figure la légende « dead ». La photo date de 1963-64, Deanna avait 19 ans, elle était la femme de Billy et la mère de deux filles de 6 et 17 mois. Billy la trompait, la battait et s’absentait régulièrement pour « affaires ». C’est lors de l’une de ses absences qu’elle fut retrouvée morte. Elle se serait tiré une balle entre les deux yeux alors que ses bébés se trouvaient dans la pièce à côté.

 

Deanna Mann (1963-64)

 

Roger Johns

Roger Johns apparaît à peine dans Tulsa, seulement sur une des pellicules 16mm de 1968. Il a fait de la prison de 16 à 21 ans, sort en 1963 et devient l’ami de Billy.  Ce n’est qu’en 2011 (à 69 ans) qu’il se décide enfin à raconter à Shantelle comment sa mère est morte en 1964. Apparemment Johns était l’amant de Deanna et aurait passé la soirée de la veille de sa mort avec elle. Cinquante ans après il raconte à sa fille combien celle-ci était au bout du rouleau et ne voyait pas d’issu pour s’en sortir. Mais le doute subsiste sur la cause de la mort, le constat de décès, plutôt confus, ayant signalé une mort accidentelle.

 

Roger Johns, de dos à droite (1968)

 

David Roper

David est le second personnage avec Billy a être nommé dans une légende en début de livre. On le retrouve sur plusieurs clichés : en 1963 il a les cheveux coupés en brosse et un visage poupin ; en 1971 il porte les cheveux longs et une barbe de plusieurs jours. Son changement est notable mais on le reconnaît grâce à son tatouage en forme de cœur. Dans les premières photos on le voit devant un portrait du Christ (sans doute dans la maison familiale) puis lors d’une partie de chasse dans la forêt. Par la suite les clichés nous le montre le plus souvent en train de se piquer (ou de faire une injection à une jeune femme). C’est semble-t-il aussi lui sur cette célèbre photo d’un jeune homme qui braque un revolver avec en toile de fond la bannière étoilée. Apparemment David se serait trouvé en prison au moment de la parution de Tulsa en 1971 selon le témoignage de Harmony Korine, coscénariste de Kids, qui raconte : « David Roper, avait bien utilisé son charme pour se dégoter un boulot pépère au pénitencier. Mais quand les gardiens ont découvert Tulsa ils l’ont foutu au trou »(2). Puis on retrouve sa trace via Shantelle qui dit l’avoir rencontré en 1992, apparemment rangé des voitures.

 

David Roper (1963)

 

Bobby Dean 

Bobby Dean Morris est le dernier personnage de Tulsa que j’ai pu identifier. C’est lui qu’on voit casser la gueule d’un indic en double pages vers la fin de l’album. Toujours d’après Harmony Korine, lui aussi a payé cher la parution du livre de Larry Clark. Alors qu’il rentrait chez lui il fut arrêté par une patrouille de police qui le reconnut aussitôt et le roua de coups de matraques. Selon le site law.justia.com et à condition qu’il ne s’agisse pas d’un homonyme de Tulsa – mais il y a peu de chances – Bobby fut condamné à trois ans de prison en 1973 pour possession de marijuana puis à la prison à vie en 1980 pour meurtre.

 

Bobby Dean (1971)

 

Les anonymes

Restent tous les autres, les girlfriends et les junkies de passages immortalisés par Larry Clark et sur lesquels il est difficile de mettre un nom. Comme ce grand dégingandé chevelu qui s’est tiré par accident une balle dans la cuisse, ou cette femme enceinte qui se pique à la lumière diaphane d’une fenêtre, offrant un cliché d’une beauté glaciale. Quant à ce bébé dans son cercueil, on ne peut s’empêcher de se demander s’il s’agit du sien.

 

 

© Régis Dubois – lesensdesimages.com – 2015

Notes :

(1) « Tulsa revealed by Shantelle Jennings », This Land, mai 2012.

(2) « Larry’s Kids », David Reeves & Shari Roman, The Face, octobre 2002.

 

 

Larry Clark (Tulsa, 1971)

Billy Mann (1963-64)

Billy Mann (1963-64)

 

David Roper (1971)

 >> voir toutes les photos de Tulsa

 


Les photographes au cinéma

$
0
0

1000w

Alors qu’on attend toujours un film sur Robert Capa annoncé depuis plusieurs années (et réalisé dit-on par Michael Mann), force est de constater que la vie des photographes célèbres n’a guère inspiré le cinéma de fiction, même s’il n’est pas rare de croiser sur les écrans quelques adeptes du Nikon ou du Rolleifex, au hasard Dennis Hopper dans Apocalypse Now (F.F. Coppola, 1979), Clint Eastwood dans Sur la route de Madison (C. Eastwood, 1995) ou Joaquin Phoenix dans The Master (Paul Thomas Anderson, 2012).

 

The Bang Bang Club (2010)

The Bang Bang Club (2010)

 

D’après une histoire vraie…

On l’a dit, peu de films évoquent la vie de photographes ayant véritablement existés. Les exceptions notables étant The Bang Bang Club (2010) et Fur : un portrait imaginaire de Diane Arbus (2005).

The Bang Bang Club est un film sud-africain de Steven Silver qui retrace les heures de gloire, au début des années 90, du fameux quatuor de photoreporters sud-africains qui compta dans ses rangs deux lauréats du Prix Pulitzer, Greg Marinovich (pour « l’assassinat d’un espion zoulou par des membres de l’ANC » en 1991) et Kevin Carter (pour « la fillette et le vautour » en 1994). C’est peu de dire que le film offre une vision très romancée et très romantique du métier de war photographer tant le récit frôle constamment avec le teen movie hollywoodien (casting de post-ados rebelles, love stories, BO pop-rock…). Il n’empêche, l’enjeu photographique n’est jamais relégué au second plan, car en plus de questionner la position morale ambiguë du photographe « vautour » (Kevin Carter se suicidera à la suite de la polémique qui entoura le succès de sa photo) le récit intègre aussi constamment le dispositif photographique (vision subjective du viseur, arrêt sur image, reproduction et publication dans les journaux). Du coup The Bang Bang Club parvient à certains moments à communiquer l’excitation et le frisson qui entourent la recherche du scoop.

 

Nicole Kidman dans Fur (2006)

Nicole Kidman dans Fur (2006)

 

Autre film, autre démarche, Fur : un portrait imaginaire de Diane Arbus de Steven Shainberg n’a – comme son titre l’indique – guère le souci de la reconstitution historique mais a le mérite d’explorer l’univers intérieur d’une photographe singulière, Diane Arbus, celle qui révolutionna l’art du portrait américain dans les années 50-60 et qui se donna la mort en 1971. Autant la première partie du film s’apparente à une méticuleuse reconstitution de la vie de Arbus – une bourgeoise newyorkaise débutant comme assistante auprès de son mari photographe dans les années 40 – autant la seconde partie prend des allures surréalistes de film fantastique façon La Belle et la Bête. Faut-il le regretter ? Disons que malgré les réelles qualités plastiques de l’entreprise on reste quand même quelque peu décontenancé par l’hétérogénéité du propos…

 

Sheril Lee dans Backbeat (1994)

Sheril Lee dans Backbeat (1994)

 

C’est un fait, les vrais photographes demeurent dramatiquement absents du cinéma de fiction. Citons parmi les rares à avoir eu cet honneur, Ernest J. Bellocq – célèbre pour ses photos de prostituées nues de la Nouvelle Orléans au début du siècle – interprété par Keith Carradine dans La Petite de Louis Malle (1978) ; Astrid Kirchherr (interprété par Sheril Lee) dans Backbeat (Ian Softley, 1994) – dont le mérite fut de côtoyer les Beatles à leurs débuts à Hambourg – ou encore Weegee que l’on devine sous les traits du Leon Bernstein (Joe Pesci) de L’œil public (Howard Franklin, 1992). Mais dans ce dernier cas il s’agit déjà d’une source d’inspiration « libre » à l’image du personnage de Blow-up (M. Antonioni, 1966) inspiré de David Bailey ou de celui des Yeux de Laura Mars (I. Kershner, 1978) dont les photos ne sont autres que celles d’Helmut Newton et de Rebecca Blake (1).

 

Joe Pesci dans L’œil public (1992)

Joe Pesci dans L’œil public (1992)

 

Profession : photographe

En revanche, on s’en doute, les photographes imaginaires sont légions dans l’histoire du cinéma. Chez Hitchcock par exemple dans Fenêtre sur cour (1954) ou plus récemment dans Polisse de et avec Maïwenn (2011). Essayons donc de trier un peu dans tout ça…

 

Faye Dunaway dans Les Yeux de Laura Mars (1978)

Faye Dunaway dans Les Yeux de Laura Mars (1978)

 

D’abord il y a les photojournalistes comme dans le film d’Hitchcock et parmi eux les war photographers – de loin les plus nombreux (mais nous y reviendrons) – comme dans Full Metal Jacket (Kubrick, 1987) avec Matthew Modine ou le récent L’épreuve (2013) avec Juliette Binoche. Et puis il y a les photographes de mode comme dans Funny Face (Stanley Donen, 1957) avec Fred Astaire, dans Blow-up (Antononi, 1966) avec David Hemmings ou dans Les Yeux de Laura Mars (Irvin Kershner, 1978) avec Faye Dunaway.

 

Steve Buscemi dans Delirious (2006)

Steve Buscemi dans Delirious (2006)

 

Les paparazzis aussi comme ceux joués par Antonio Bandera dans Femme Fatale (De Palma, 2002), Steve Buscemi dans Delirious (Tom DiCillo, 2006) ou Vincent Lindon et Patrick Timsit dans le bien nommé Paparazzi (Alain Berbérian 1998). N’oublions pas les artistes que l’on croise dans Closer de Mike Nichols avec Julia Robert (2004) ou dans High Art de Lisa Cholodenko (1998). Et enfin tous les autres, les artisans-commerçants (The Master avec Joaquin Phoenix), les voyageurs adeptes du Polaroïd (Alice dans les villes de Wenders, 1974) ou les amateurs passionnés comme Havey Keitel dans Smoke de Wayne Wang (1995), Edward Furlong dans Pecker (1998) de John Waters ou Alexandre Rodrigues dans La Cité de Dieu de Fernando Meirelles (2002).

 

Alexandre Rodrigues dans La Cité de Dieu (2002)

Alexandre Rodrigues dans La Cité de Dieu (2002)

 

War photographers

Sans surprise ce sont les photographes de guerre qui ont le plus inspirés les scénaristes. Citons Under Fire de Roger Spottiswoode (1983) avec Nick Nolte dont l’histoire se déroule au Nicaragua au moment de la révolution sandiniste à la fin des années 70 ; Salvador d’Oliver Stone (1986) avec James Woods situé lui au Salvador en 1980 durant la dictature militaire ; Year of the gun, l’année de plomb de John Frankenheimer (1991) qui évoque les attentats des Brigades Rouges en Italie durant les années 70 – mais dont le rôle principal est confié à un journaliste de la presse écrite accompagné d’une photographe (Sharon Stone) – et bien sûr Harrison’s flowers d’Elie Chouraqui (2002) sur la guerre en ex-Yougoslavie ; sans oublier The Bang Bang Club déjà évoqué. Notons que dans La Déchirure de Roland Joffé (1984) situé dans le Cambodge des Khmers rouges dans les années 70, le personnage « réel » de Sydney Schanberg (lauréat du prix Pulitzer en 1976) n’est pas à proprement parlé photographe mais journaliste, même s’il prend des photos.

 

James Woods dans Salvador (1986)

James Woods dans Salvador (1986)

 

Tous ces films, peu ou prou, fonctionnent sur le même canevas et célèbrent le courage des héros de la presse illustrée prêts à tout pour témoigner de l’horreur. Toujours réalistes, dramatiques et violents, ils offrent la possibilité aux cinéastes de mettre en scène à la fois la grande Histoire et les prises de conscience individuelles pour dénoncer la guerre dans toute sa barbarie (les exécutions sommaires et les charniers notamment) et célébrer la liberté de la presse, tout en offrant des récits à grand spectacle mêlant action et émotion. Du pain béni pour Hollywood. Finalement le seul grief que l’on peut leur faire – mais qui est inhérent à la position même du photojournaliste – c’est de toujours aborder les conflits d’un point de vue extérieur et uniquement occidental. Mais aussi d’un point de vue essentiellement moral pour évoquer l’impossible impartialité de ces hommes et de ces femmes confrontés aux pires injustices.

 

Adrien Brody dans Harrison's flowers (2002)

Adrien Brody dans Harrison’s flowers (2002)

 

Il va de soi que cette filmographie peut être complétée par le célèbre documentaire suisse War Photographer (2001) de Christian Frei qui brosse le portrait de l’américain James Nachtwey considéré comme l’un des plus importants et des plus courageux photographes de guerres contemporains.

 

L’obsession photographique

La plupart des films cités ne semblent cependant utiliser l’objet photographique que comme un ressort dramaturgique de plus, pour enrichir les scénarios de comédies romantiques (Closer), de thrillers (Les Yeux de Laura Mars), de films fantastiques (Shutter, 2004), de guerre ou d’aventures (Under Fire, Harrison’s flowers…). De fait, peu d’œuvres questionnent véritablement l’enjeu photographique. Mais il y en a tout de même dont le dispositif photographique s’inscrit au cœur même de leur mise en scène. A commencer par le chef-d’œuvre d’Hitchcock Fenêtre sur cour qui, bien qu’il ne montre jamais de prises de vue, interroge constamment la position de voyeur du photographe – le tout filmé de l’unique point de vue subjectif du héros (James Stewart) immobilisé à la suite d’un accident. Tout dans le récit est ainsi mis en œuvre pour problématiser la position de celui dont le métier et de faire des photos : A-t-il le droit de violer l’intimité de ses voisins en passant toutes ses journées à les épier par sa fenêtre ? Ce qu’il croit voir est-il vrai ou une pure invention de son esprit ? Le spectateur-voyeur qu’il symbolise est-il un pervers et/ou un lâche ? (Stewart, la jambe dans le plâtre, envoie sa fiancée chercher des preuves dans l’appartement du supposé assassin).

 

James Stewart dans Fenêtre sur cour (1954)

James Stewart dans Fenêtre sur cour (1954)

 

Autant de problématiques que l’on retrouvera esquissées dans Blow-up d’Antonioni dont l’intrigue repose aussi sur un crime dont un photographe pense avoir été le témoin et qu’il semble même avoir photographié malgré lui. Cette aventure va tourner à l’obsession à telle enseigne que le personnage, à force de scruter et d’agrandir ses clichés, ne verra plus rien. A-t-il rêvé ? A-t-il trop regardé ? Voir et ne pas voir, telle est la question…

 

David Hemmings dans Blow-up (1966)

David Hemmings dans Blow-up (1966)

 

D’autres thématiques pourront à l’occasion surgir ici et là dans quelques rares films dont la photographie n’est pas qu’un simple accessoire diégétique. Smoke de Wayne Wang (1995) n’est pas vraiment un film sur un photographe mais c’est pourtant l’histoire presque anecdotique de Auggie (Hervey Keitel) qui reste dans toutes les mémoires. Ce tenancier d’un bar-tabac de Brooklyn photographie chaque matin depuis treize ans à 8 heures pile le coin de la rue où se situe son commerce, comme pour retenir le temps, le capturer, l’archiver, l’arrêter. C’est d’ailleurs sur l’un de ses clichés que l’écrivain (William Hurt) reconnaitra l’image immortalisée de sa femme disparue. Un grand moment de cinéma qui dit bien la spécificité du médium photographique : « Quatre mille photos du même endroit, quatre mille jours de suite par tous les temps (…) Elles sont toutes pareilles, mais chacune est différente ».

 

Harvey Keitel dans Smoke (1995)

Harvey Keitel dans Smoke (1995)

 

Et puis il y a Memento (C. Nolan, 2000) film au montage hallucinant d’intelligence qui met en scène un homme qui ne possède pas de mémoire à court terme (qui oublie donc ce qu’il a fait dans les minutes précédentes) et qui utilise des polaroïds pour pallier à cet handicap. Ici plus qu’ailleurs la photo devient synonyme de trace et de mémoire. Quant à la question du fétichisme de l’image, bien qu’elle traverse plusieurs des œuvres déjà citées, on en trouve une illustration appropriée dans Photo obsession (Mark Romanek, 2002) un thriller psychologique dans lequel Robin Williams incarne un employé de laboratoire de développement photos littéralement obsédé par une cliente dont il développe les pellicules depuis une décennie – négatifs dont il prend bien soin de se faire un tirage personnel pour ensuite tapisser son salon de tous les instantanés volés.

 

Guy Pearce dans Memento (2000)

Guy Pearce dans Memento (2000)

 

La photographie c’est la vérité…

On le voit, même si quelques rares films de référence tentent de questionner la spécificité de l’acte photographique (et de sa consommation), notamment Fenêtre sur cour et Blow-up, la plupart des autres productions ne font qu’effleurer la question. Hasardons une explication : est-ce parce que la photo a toujours été considérée dans l’histoire du cinéma comme une étape, un prototype devant amener à la naissance du 7eme Art ? D’ailleurs Godard ne faisait-il pas dire à l’un de ses personnages « La photographie c’est la vérité. Et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde » ?

 

Note : (1) Il faut aussi signaler le récent téléfilm A nous Manhattan de John McKay (2012) – sans grand intérêt à vrai dire – qui évoque l’histoire d’amour entre David Bailey et la modèle Jean Shrimpton au début des années 60.

© Régis Dubois 2015 pour le texte

 

Robin Williams dans Photo obsession (2002)

Robin Williams dans Photo obsession (2002)

 

Julia Robert  dans Closer (2004)

Julia Robert dans Closer (2004)

 

Clint Eastwood dans Sur la route de Madison (1995)

Clint Eastwood dans Sur la route de Madison (1995)

 

Dennis Hopper dans Apocalypse Now (1979)

Dennis Hopper dans Apocalypse Now (1979)

 

Edward Furlong dans Pecker (1998)

Edward Furlong dans Pecker (1998)

Analyses d’images : publicités, photos, affiches, pochettes…

$
0
0

Analyses d'imagesVient de paraître : Analyses d’images : publicités, photos, affiches, pochettes… (20 commentaires composés illustrés) de Régis Dubois (TheBookEdition, 2015, 136 pages, 9 euros)

L’image est omniprésente dans notre société, c’est une évidence. Tous les jours ce sont des dizaines, voire des centaines de messages visuels que nous recevons. Dans la rue, à la maison, sur les écrans, partout, via les affiches publicitaires, les magazines, les T-shirts, les flyers, les BD, le cinéma, la télé,   Internet, les jeux-vidéo, les Smartphones… Or, étonnamment, les analyses d’images demeurent relativement rares aussi bien sur le Net que sur papier. D’où ce recueil proposant un ensemble pédagogique de vingt études portant sur un échantillon d’images emblématiques de diverses époques et de tous types : photographie (d’art ou de presse), affiche de propagande, publicité, pochette de disque, affiche de film, photogramme, tableau, carte postale, street art… Au total, 20 commentaires composés richement illustrés de 60 visuels offrant une petite histoire des représentations depuis la fin du 19ème siècle jusqu’au début du 21ème.
Acheter Analyses d\'images

Boxing Club Marseille : photos de Régis Dubois

$
0
0

couvboxe3

Galerie photos (Régis Dubois 2013-2017)

Le Sporting Club Marcel Cerdan est le plus ancien club de boxe anglaise de Marseille. Il a été baptisé du nom du champion du Monde Marcel Cerdan lorsque celui-ci le visita en 1945. De l’ancienne prison de femmes des Présentines le club migra au milieu des années soixante au 33 boulevard de la Corderie, lieu qu’il occupe depuis. C’est Fernand Léonetti, dit « Souris », qui le gère à partir des années 80 et qui y accueille tous les soirs des jeunes et des moins jeunes essentiellement licenciés en boxe amateur. Pour ma part, c’est en 2004 que je m’y suis inscrit, mais ce n’est qu’à partir de 2013 que j’ai pris l’habitude d’y photographier régulièrement les boxeurs. Aujourd’hui certains de mes clichés côtoient les centaines d’images dont Souris a tapissé les murs au fil des années.

[pour accéder à l’expo cliquez sur l’image]

Viewing all 11 articles
Browse latest View live